Bonjour chers amis,
Les chansons de Luisa Zappa et Angelo Branduardi ont souvent stimulé de belles et intéressantes discussions au sujet de la signification de leurs paroles.
Dans ses interviews, Branduardi nous dit fréquemment qu'il entend laisser l'auditeur libre de donner à ses chansons la signification qui lui plaît le plus. Il arrive même souvent que le message que l'auteur voulait communiquer soit comme renouvelé au travers des interprétations que les gens en donnent.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, je souhaite vous faire part d'une interprétation particulière que partage, et ce n'est pas un hasard vu qu'il est historien de l'art, notre ami Leonardo. De digression en digression, ce dernier m'a donné l'occasion d'approfondir le sujet (et de divaguer peut-être un peu trop...) et d'emprunter un chemin qui m'a conduite de 1981 jusqu'à l'année 2020 et au récent morceau intitulé “Kyrie Eleison”.
Toute réflexion, suggestion ou lecture différente sera la bienvenue ! Mais pour cela, il vous faudra avoir la patience de lire mes envolées lyriques jusqu'au bout... Bonne lecture !
Laura
(Nous remercions Edith qui, prise par l'enthousiasme, a voulu traduire ce texte pour nos amis francophones.)
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Ces dernières années, nous nous sommes souvent demandé qui se cachait derrière “L'ami oublié” évoqué par Angelo Branduardi dans la première chanson de l'album Branduardi sorti en 1981.
De nombreuses interprétations reflétant notre propre ressenti et, par conséquent, toutes aussi valables les unes que les autres, nous ont amenés à reconnaître cet “ami oublié” dans l'Amour qui surgit à l'improviste, dans la Mort, dans la part la plus authentique de nous-mêmes, celle qui ne possède ni filtre ni contrainte, en Dieu ou bien tout simplement chez un ami qui revient de loin et qui, dénué de toute rancœur, nous pardonne de l'avoir oublié.
L'une des interprétations des paroles de cette chanson s'inspire de l'icône que vous pouvez voir ci-dessous. Intitulée “Le Christ et l'abbé Ména”, cette œuvre est conservée au Musée du Louvre à Paris.
Cette icône, qui remonte à la culture orthodoxe copte (c'est-à-dire égyptienne) du VIIe siècle, représente le Christ en compagnie de saint Ména (abbé au monastère d'Alexandrie d'Égypte) et est couramment appelée “l'icône de l'Amitié”.
Dans l'iconographie des premiers siècles de la Chrétienté, l'image du Christ apparaissait souvent près d'autres figures et se présentait à elles tel “L'Ami”.
Cette représentation, qui tend ensuite progressivement à disparaître peu ou prou en raison de la trop grande proximité physique entre le Christ et le fidèle, peut être vue comme l'illustration parfaite de “L'ami oublié” de Branduardi.
Dans la chanson de ce dernier, l'ami en question devient donc une figure christique, alors que dans l'autre personnage, l'abbé Ména, nous pouvons reconnaître chacun de nous. Dans ce tableau, Jésus pose sa main droite sur l'épaule de son ami, prenant ainsi sur lui toutes les fautes, toutes les erreurs et toutes les charges qui pèsent lourdement sur celui-ci. Nos épaules ne supportent-elles pas toutes nos fatigues ? C'est en effet sur elles que les pèlerins placent leur sac et transportent les plus lourdes cargaisons. C'est la partie de notre corps qui s'affaisse sous le poids des blessures ; et cette main posée devient ainsi la main du médecin qui soigne, guérit, console et réconforte.
Les yeux de Jésus sont ouverts et très grands : ils expriment la présence vivante et attentive du Christ. Et ce léger strabisme qui les caractérise permet à Jésus de veiller sur la personne se trouvant à ses côtés, à moins que ce ne soit surtout celle-ci qui suit Jésus du regard tout en regardant devant elle s'étendre le chemin de la vie.
Nous pouvons retrouver tout cela dans les paroles de la chanson de Branduardi. L'ami oublié n'est pas attendu, mais en réalité, il ne nous a jamais abandonnés, et c'est en se frayant un chemin dans le “vacarme” de nos vies qu'il revient auprès de nous. Il le fait en silence, avec spontanéité, “sans masque”, le “regard clair”, sincère, et il nous soulage de notre fardeau quotidien car de ses “espérances d'un nouveau monde”, il nous fait “ce soir cadeau”. Grâce à lui, nos vies reprennent des couleurs et nos visages sourient à nouveau.
Son l'amico che hai dimenticato Je suis l'ami des jours qui passent
Stasera io verrò Le contraire du héros
Son I'amico che tu non hai invitato Je suis l'ami que l'on oublie sans peine
Ma stasera ci sarò À son jour le plus beau
Attraversando il tuo giardino Je marche dans tes allées sombres
Inosservato, guarderò Et je te vois tranquille et beau
Sarà il mio mondo colorato Mes espérances d'un nouveau monde
Che in regalo porterò Je t'en fais ce soir cadeau
Alla tua porta poi busserò Si à ta porte brille un flambeau
(…) (...)
In mezzo a tanta confusione Dans le vacarme des paroles
Senza maschera verrò Sans masque et sans dire un mot
Sorriderai scoprendomi Tu reconnaîtras mon visage
Ma in silenzio resterò Ma pâleur et mon manteau
Con occhi chiari ti guarderò Un regard clair sera ton cadeau
Son l'amico che hai dimenticato Je suis l'ami des jours qui passent
Stasera io verrò Le contraire du héros
Per l'amico che tu non hai invitato Je suis l'ami que l'on oublie sans peine
La festa si farà À son jour le plus beau
(Adaptation : Étienne Roda-Gil)
Nous pourrions alors nous demander : “Qu'arrive-t-il lorsque nous ne parvenons pas à vivre cette expérience, à percevoir l'Ami qui se tient à nos côtés ?”
À ce propos, il me vient à l'esprit une citation du poète L. Lagerkvist (n. 1891- m. 1974):
“Un inconnu est mon ami, quelqu'un que je ne connais pas.”
Le premier vers de son poème intitulé “Un inconnu est mon ami” est fulgurant. Il signifie que l'amitié et l'affection des gens qui nous veulent du bien et qui nous soutiennent chaque jour ne parviennent pas à combler cette inexplicable sensation de vide que nous portons en nous (“... et l'amour ne suffit pas à apaiser la douleur”... pourrions-nous dire en reprenant les paroles de Branduardi dans la chanson “Kyrie Eleison”.).
Lagerkvist nous dit qu'en réalité ce vide, que nous ressentons et que nous cherchons à combler par tous les moyens, ne peut pas l'être par ceux qui nous sont chers. Notre condition d'humain est d'ailleurs marquée par la conscience de cette blessure déchirante, par cette perception de l'absence qui se manifeste en même temps comme une “présence” mystérieuse.
“Un inconnu est mon ami, quelqu’un que je ne connais pas.
Un inconnu loin, très loin.
A cause de lui mon coeur est empli de nostalgie.
Parce qu'il n'est pas près de moi.
Se pourrait-il qu'il n'existe pas ?
Qui es-tu qui remplis mon coeur de ton absence ?
Qui remplis la terre entière de ton absence ?”
Dans les poèmes de Lagerkvist, l'inquiétude affleure souvent, de même que le besoin d'évasion face à la finitude de la vie, besoin qui témoigne de ce désir infini de trouver “Quelqu'un” sur qui compter, “Quelqu'un” en qui croire. Il se définissait en effet lui-même tel “un croyant sans foi, un athée religieux”. Ce poème se transforme ainsi en une prière adressée au Dieu inconnu.
Il est “loin, très loin”, transcendant, impénétrable, mystérieux. Pourtant, l'on perçoit étrangement son frémissement et surtout, l'on en ressent le manque avec anxiété tout en espérant que, tôt ou tard, il se manifestera.
Il s'agit d'une expérience bien plus répandue qu'on ne le croit chez les croyants et chez les agnostiques. En effet, il arrive aussi à ceux qui ont la foi de vivre parfois des moments où Dieu est absent, muet, lointain, dans un ciel qui nous est fermé.
Lagerkvist sait que cette absence qui envahit le cœur et le monde est déjà une présence qui bouleverse, fait vibrer et permet d'espérer une révélation, une étreinte.
Comme nous l'avons déjà évoqué précédemment, il est impossible de ne pas penser aux paroles de la dernière chanson de Branduardi, “Kyrie Eleison” : selon les déclarations mêmes de Branduardi, il ne s'agit donc pas ici d'une interprétation personnelle alambiquée, l'auteur-compositeur-interprète a dû faire face pendant la période la plus sombre de cette pandémie à cette “déchirante sensation d'abandon, de silence de la part de Dieu et d'une grande défaite humaine”. Angelo Branduardi sait donc très bien qui est cet “ami inconnu” à qui demander de l'aide et sa miséricorde ; et, se laissant guidé par les méandres de son âme, il a voulu se joindre au cri du genre humain à travers l'invocation du “Kyrie Eleison – Seigneur aie pitié”.
“L'amour humain - déclare Branduardi - aussi élevé soit-il, a des limites évidentes ; il ne nous suffit jamais, il est irrémédiablement imparfait ; il est considérablement réconfortant, mais il aspire à s'élever, à aller au-delà.”
“E questo lume non basta Cette lueur ne suffit pas
per riportarti la luce à te rendre la lumière
E tutto il pane non basta Et tout le pain ne suffit pas
per saziare la fame afin de rassasier ta faim
E tutta l’acqua non basta Et toute l'eau ne suffit pas
per calmare la sete afin d'étancher ta soif
Tutto il fuoco non basta Et tout le feu ne suffit pas
per scaldarti le mani pour te réchauffer les mains
E l’amore non basta Et l'amour ne suffit pas
per lenire il dolore” à apaiser ta douleur
Cet “acte de douleur” de l'artiste, probablement renforcé par son public qui a, en revanche, perçu cette chanson comme étant profondément consolatrice, l'a conduit, selon ses dires, à une “nouvelle résurrection”, en transformant son “sentiment d'abandon” en un “acte d'espoir inattendu”.
En conclusion... qui sait si cet “ami oublié” faisant retour, évoqué en 1981, est le même que celui qu'aujourd'hui, affligés que nous sommes par la pandémie et des lendemains incertains, nous avons négligé, perdu et que nous ne parvenons plus à voir, mais qui n'attend rien d'autre que de pouvoir se manifester à nouveau afin de nous redonner le sourire, une vie tout en couleur et la sérénité perdue.
Laura Gangemi
Si vous avez réussi à lire jusqu'ici, sachez que je vous aime vraiment beaucoup !